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L’Aventura de Sophie Letourneur : Chier en Sardaigne et mourir

    Outre qu’on passe de la Sicile à la Sardaigne, la seule différence de taille entre Voyages en Italie et L’aventura est le passage de 2 à 4 protagonistes. Qu’est ce qui justifie ce changement ? Eh bien au lieu d’être laissé à la crèche ou chez la mamie comme lors du précédent opus, Raoul a désormais l’âge raisonnable pour participer à l’aventure. Ou du moins le croyait-on. Quant à Claudine, on peut aisément deviner qu’elle alterne ses étés entre ses deux parents séparés. Tout simplement, tout bêtement. Cette évolution, qui n’en est pas une, illustre bien le principe de littéralité absolue du réel chez Sophie Letourneur : les choses n’ont d’autre signification que ce qu’on y voit. Bien que contestable philosophiquement, ce principe a toujours été une boussole du naturalisme du cinéma : arriver à une sorte de réel pur, non signifiant, ou en tout cas travailler à supprimer toute signification (narrative, thématique) qui s’interposerait entre ce réel hypothétique et nous.

    C’est à ce titre que le film se débarrasse de toute structure narrative. Les divers épisodes des vacances sont convoqués au gré des souvenirs … en vue du film qui en sera tiré. Il s’agit moins d’une mise en abyme que d’une mise à nu. Puisque le rituel d’enregistrer ce dont on se rappelle était récurrent, autant en faire le point de départ du film. De ce même premier degré relève la réplique « Il se passe tout » pour décrire les pseudo-péripéties qui vont constituer le film, qui n’est ni un commentaire méta filmique, ni une profession de foi théorique, mais quelque chose que pourrait dire Letourneur pour de vrai, y compris pendant ses vacances.

    C’est à l’intérieur des scènes que s’apprécie réellement l’esthétique du film, et où se voit le cap franchi par la cinéaste dans la saisie de l’infime du réel. On connaissait déjà sa minutie dans le domaine, mais avec 4 personnages au lieu de 2, et une utilisation plus fréquente du plan serré, jamais des micro-évènements dans le cinéma n’ont été ainsi représentés, dans leur chaos polyphonique. La scène centrale de la sieste en est le parfait exemple. Ce moment déjà insignifiant est divisé en une multitude de minuscules enjeux, reliés par la virtuosité du montage : on essaie de dormir d’un côté, d’enregistrer des souvenirs de l’autre, et entre les deux évolue Raoul, véritable agent du chaos travaillant à saboter tous ces projets.

    Ce burlesque permanent du film vient du cadre offert par le film : les vacances en famille. On y voit toujours cette contradiction interne au travail qui consiste à déployer des efforts ahurissants pour optimiser un moment de repos annuel, source classique de tension comique. On passe ses vacances à les organiser, tout en restant à l’affût (ou à la merci) des intempestives envies défécatoires de Raoul. Mais le croisement entre naturalisme et burlesque, dont ce film est à ma connaissance l’exemple le plus parfait, a une source théorique plus profonde. C’est que les deux n’appréhendent le monde qu’à travers son apparence, et restent à l’écart de l’illusion de l’intériorité qui gâcherait leurs desseins respectifs. Exemple : on voit la mère pleurer sans réelle raison pendant une des scènes de petit déjeuner. Si cette scène avait été prise dans une forme narrative-dramatique, on aurait vu ces larmes comme la manifestation d’une état d’âme qu’on aurait compris à la lumière de ce qu’on a vu précédemment. Dans la forme Letourneur, où la scène n’a pour but que la justesse de sa représentation, on ne voit que des sanglots au milieu du bruit de couverts, de la réaction gênée de Francesco, de l’impassibilité de son mari et de Raoul qui n’en a cure. Replacés dans leur juste insignifiance dans le monde, ces larmes peuvent nous faire rire. De même pour la scène où Katherine insiste pour qu’on le laisse aller marcher tout seul. Archétype du moment dramatique dans le tout-venant du cinéma, transformé ici en moment comique par un seul plan de loin où on le voit coincé au milieu des rochers.

    Evidemment, les enragés de la signification ne manqueront pas d’interpréter ces moments. Dans l’un on verra la manifestation des dégâts émotionnels d’une charge mentale, et dans l’autre un symptôme du délitement d’un couple. Ce dernier motif revient en effet souvent : en plus de faire le trajet en train seul, le mari manifeste plusieurs fois l’envie de marcher seul. Cela fait possiblement suite aux vagues débuts de problèmes de couple mentionnés dans Voyages en Italie. Mais ça peut être tout simplement que cette possibilité est offerte par la présence des enfants là où à 2 l’idée aurait été sinon malvenue, au moins incongrue. Tout cela pour dire que la signification profonde est tout à fait hors de propos pour les naturalistes et leurs fidèles, pour lesquels rien ne ressemble davantage à un couple qui se délite qu’un couple qui ne se délite pas. Pour cela il faut s’abandonner à un principe d’immanence du réel, objectif impossible mis à notre portée le temps de ce chef d’œuvre, qui prouve encore s’il est besoin que le grand art ne se mesure pas au volume de ce qu’il brasse mais à l’infime qu’il arrive à atteindre.

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