Dans un marché, la position de l’intermédiaire est toujours une fenêtre d’observation idéale. Son intérêt étant de faire rencontrer l’offre et la demande, il est obligé d’en développer une connaissance très fine, en rationnalisant rigoureusement les comportements des agents. C’est un parti-pris scénaristique courant, dont relève l’excellente idée de départ de ce film. C’est bien pour les besoins de son métier que la « matchmaker » fait sienne une conception des relations de couple fondée sur quelques critères quantitatifs (âge, revenus, taille etc.). Le premier tiers du film déplie malicieusement tout cela, grâce à des dialogues explicatifs mais pétillants et à de petites péripéties où on comprend que, comme dans toute transaction, ce qui a de la valeur donne aussi de la valeur, et vient parfois compenser de pathétiques petites failles narcissiques (cf. celle qui ne veut se marier que pour rendre jalouse sa sœur). Dans la scène de rencontre avec Pedro Pascal s’ouvre, par le dialogue, une opposition qui structurera tout le film : celle avec l’amour, défini par le personnage principal en négatif de tout ce qu’elle a expliqué. C’est-à-dire ce qui explique l’union de deux personnes en vers et contre la logique transactionnelle qui opère dans le contrat social du couple. Une définition presque à la Musil, qu’on pourrait paraphraser comme suit : l’amour, c’est cela en nous qui se rétracte quand nous entendons parler du dating. Cette opposition prometteuse se traduira en un triangle amoureux qui oppose l’homme parfait selon les critères du marché (Pedro Pascal : beau, riche et de bonne tenue) et un ex qui réapparaît opportunément pour représenter une possibilité d’amour véritable (Chris Evans : acteur semi-raté, pauvre mais beau quand même, on est à Hollywood faut pas déconner).
Une fois installée, cette opposition ne sera à aucun moment dialectisée : tout le reste du récit sera cousu de fil blanc. La trajectoire de notre entremetteuse se réduira à un simplissime thèse/antithèse, sans que rien ne puisse l’expliquer sinon l’arbitraire scénaristique de la « prise de conscience ». En termes de rythme et de scènes, cela se traduit par une perte de la vivacité de la première partie du film, où on était embarqué de façon réjouissante dans les rouages d’un univers cynique, au profit d’une léthargie des sentiments et des états d’âmes, véritable tue l’amour en comédie. Je n’ai pas pu m’empêcher de penser à un autre film au même parti-pris scénaristique de l’intermédiaire : Intolérable cruauté des frères Coen, où les personnages courraient constamment (et nous avec) derrière les retournements de situations qui remettaient souvent en cause ce qui relevait du sentiment sincère ou de l’intérêt, et où la superbe de l’icône Clooney était progressivement sapée par le grotesque. Rien de semblable ici : si Dakota Johnson propose au départ une intéressante assurance moqueuse où pointe une légère vulnérabilité, son registre mélodramatique la rend aussi banale et interchangeable que ses deux partenaires masculins.
On ne pourra reprocher le happy end qu’on sait réglementaire. On peut tout juste regretter qu’il ne contienne aucune ambiguïté mais seulement de l’impensé. Il est possible de soupçonner la consommation finale de l’amour dans le film des Coen d’être une trêve, un compromis de deux personnes fatiguées de jouer le jeu du « gold digging », dans leur intérêt bien compris. Dans Materialists, l’univoque mise au pas morale de Lucy (c’est pas bien d’être « matérialiste ») s’accompagne inconsciemment d’une mise au pas sociale de son compagnon : pour être de nouveau digne d’elle, il promet de chercher un meilleur travail et de se professionnaliser comme acteur (notamment en acceptant les pubs). Le couple comme courroie de soumission à l’ordre social, il y avait là un sujet passionnant à traiter, malheureusement Céline Song était trop occupée à nous délivrer un beau message pour pouvoir s’y intéresser.