Il faut commencer par dire à quel point il est impossible de rendre compte de tout ce que contient le film. Pas juste narrativement, mais en termes de ramifications de pensée qu’il suscite. Non seulement chaque scène pense, mais elle affine, nuance le constat de la précédente. Ce qui dissipe tout de suite le soupçon de didactisme : le film n’a rien à nous apprendre, mais beaucoup à nous montrer, notamment les contradictions, les apories de ce réel, celui de la persistance des rapports coloniaux entre l’Afrique et l’Occident. Celui-ci est assez rapidement posé dès l’arrivée de Sergio, ingénieur portugais, en Guinée-Bissau pour y effectuer une expertise écologique obligatoire pour entamer la construction d’une route qui relie le désert à la forêt. Ce rapport colonial n’est jamais décrété, il est là comme un axiome : dans le point de départ de l’intrigue (toute expertise technique doit venir d’Europe) et, visuellement, dès les premières scènes, où il se voit, il se sent.
Une scène ne peut penser sans être remarquablement incarnée, voilà ce que semble être le mode opératoire de Pedro Pinho. Cela passe bien sûr par la longueur, où peuvent se déployer des dialogues souvent denses, mais aussi par une façon d’investir longuement des lieux, y planter des situations et y immerger les personnages. Ceux-ci donnent certes l’impression d’être les représentants de quelque chose, mais leur archétype socio-intellectuel est très largement balayée par la puissance qu’ils dégagent, le vécu que leur corps et visages semblent charrier, leur monde que le film semble accueillir. Car « Le Rire et le couteau » est bien un film-monde, pas au sens d’un contre-monde confectionné en carton-pâte ou en fond vert, mais d’un film à l’esthétique suffisamment ouverte pour laisser entrer le seul monde qui puisse exister, le nôtre. C’est en cela un véritable documentaire, toutefois d’un genre singulier, qui distille une matière fictionnelle (minimale, le récit reste globalement statique) pour nous faire voir ce qu’un documentaire conventionnel ne pourrait pas, en l’occurrence une sorte de mise en rapport dialectique des différents blocs de réalité captés par la caméra.
Cette limpidité dans l’exposition des rapports de force, à la fois locaux et planétaires, n’empêche pas un autre récit de cheminer. Il est existentiel bien que la politique n’y soit pas absente. C’est celui, classique, d’un onirisme colonial, où la torpeur africaine est le prélude d’un rêve fiévreux et sensuel où l’explorateur blanc se révèle à lui-même. Mais là où habituellement ce type de récit se contente de dresser le constat d’une incompatibilité, Sergio fait ici l’expérience d’une parfaite lucidité sur qui il est et de la place qu’il occupe dans le monde. Pas seulement dans les quelques scènes où il est sèchement rappelé à sa condition par ses nouveaux amis de Bissau mais surtout dans celles où il est réduit à un simple observateur hébété et fantomatique de ce qui se passe autour de lui.
Ce cheminement un peu irréel de Sergio est illustré par une phrase de Guilherme qui prétendait voir clair dans sa posture : « On est jamais là où on croit être ». Sans jamais signifier une quelconque prise de conscience, le film nous fait voir où il est vraiment, ce qu’il est venu chercher. Pas de l’argent, on comprend qu’il refuse une offre douteuse et généreuse pour clore son rapport avant les délais. On ne vient plus chercher d’argent en Afrique, il vient tout seul. On cherche désormais la seule chose qui manque encore dans le Nord, la conquête ultime : l’innocence.