De mémoire, les précédents films de Nadav Lapid n’avaient pas fait l’objet d’une telle couverture médiatique. C’est bien sûr l’occasion, comme à chaque fois que l’actualité s’empare de l’art, d’une nouvelle profanation. Celle-ci consiste à considérer qu’un film et son auteur ne seraient là que pour dire, pour exprimer des choses (en général « sans concession », c’est le droit que la société concède à ses artistes) solubles dans le verbiage médiatique inconséquent. On pourrait dire que le film n’y est pour rien, si ce n’est qu’il a un sujet croisant l’actualité brûlante du génocide à Gaza. Mais à y réfléchir, la démarche de Lapid en elle-même emprunte à cette conception frelatée de l’art. Par exemple, vers le dernier tiers du film, le personnage principal Y glisse sur une peau de banane, il saigne du genou, il s’essuie avec la feuille qu’il tenait dans sa main. Ce qui permet un plan d’une rare subtilité métaphorique de l’hymne belliqueux du « nouvel Israël » post-7 octobre désormais entaché de sang.
Il semblerait donc que matinales et émissions du soir aient raison : Lapid a en effet des choses à nous dire. Des choses qui ne sont en réalité qu’une chose : la société israélienne est violente et dégénérée. Soit. Est-ce toutefois un bon parti-pris de cinéma ? Qu’est ce que cela permet de filmer pendant 2h30 ? Réponse : une suite de choses détestables. Des personnages détestables, des relations humaines détestables, des gueules détestables, que la caméra prend soin de nous faire détester. Il n’y a quasiment rien d’affirmatif dans ce film : le plaisir de raconter une histoire ? Il n’y en a aucune. Le plaisir de comprendre de qui se joue dans ce pays, un gai savoir malgré tout ? A aucun moment. Les personnages ? Ni sauvables moralement ni consistants. La joie de diriger des acteurs ? La nature des personnages les restreint à un cabotinage grotesque. Les numéros de danse ? Bof.
Non seulement jamais un film n’aura aussi mal porté son titre, mais voilà l’un des parti-pris les plus anti-cinématographiques qui soient : avoir un rapport purement négatif à ce qu’on filme. Pour les « Baziniens », c’est une totale hérésie, une mécompréhension radicale du médium. Si le cinéaste n’aime rien de ce qu’il filme, comment m’en faire aimer quoi que ce soit ?
Mais s’il y a bien quelque chose que le film affirme, seule chose donc qu’on puisse y aimer, c’est son « style ». Ce maquillage formel où radical est confondu avec criard (une parenté avec le dernier Chazelle est ici à mentionner). Dans les précédents films de Lapid, on pouvait encore, dans le doute, attribuer ces procédés à une volonté de dérègler ou de faire grincer les scènes. Dans « Oui », il est clair qu’il ne s’agit que du vernis créatif d’un matraquage. Pas exactement pour matraquer un propos, mais un sentiment : une colère confuse, un ressentiment. Celui du cinéaste lui-même, citoyen d’un pays qu’il perçoit de plus en plus pour ce qu’il est. Ce ressentiment était encore un sujet dans « Synonymes » ou dans « Le genou d’Ahed », il était traité en mettant en scène un alter-ego prisonnier de sa négativité. Désormais, peut-être compte tenu du contexte, les garde-fous ont disparu, le ressentiment est désinhibé, hors de contrôle, contaminant l’esthétique même du film.
On aurait tort d’en louer, comme on ne manquera pas de faire, la radicalité politique supposée. Si cette forme a un nom, c’est celui d’un repli narcissique dans la négativité qui n’a même pas la politesse de l’humour. Se complaire dans sa mauvaise humeur au lieu de regarder le monde, ce n’est pas exactement ce qui préside à une action (ou même pensée) politique radicale. Je prends le risque de dire que cette négativité ne s’origine pas dans la politique, elle trouve dans celle-ci matière à s’épancher. Je tente même l’hypothèse que si le médium cinéma permet de cultiver une éthique de l’affirmation, la radicalité, ou la sagesse eût été d’assumer la conclusion autour de laquelle il tourne depuis quelques films déjà : ce pays n’est plus, pour un bon moment, un terrain fertile de cinéma.