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The Curse : village green

    Nathan Fielder (encore une fois)

    Difficile de faire la synthèse ou d’être exhaustif sur cette étonnante et disparate série, on se contentera d’une liste non exhaustive d’observations qu’il y a à en tirer :

    1/ Cette série marque le passage du personnage de Nathan Fielder à la fiction. Le rapport qu’on avait à lui dans Nathan for You était essentiellement celui d’un objet de comédie, l’humour se calquait sur sa raideur mentale absolue : plus il élaborait des stratégies marketing absurdes, plus il était obligé de déployer des plans délirants de sophistication pour en boucher toutes les failles. Cette angoisse vis-à-vis de l’imprévu, de la vie, se manifestait aussi dans une certaine raideur sociale lors de ses interactions avec les participants, donnant à chaque épisode ses petits moments de grand malaise. En général suspendue en temps de comédie, l’empathie reprend désormais ses droits via l’écriture dramatique qui nous donne accès à une certaine finesse et profondeur du personnage. Ce qui restreint le rire, mais redouble le malaise et l’angoisse (qu’il ressent et suscite). Plus confronté à des sociabilités plus complexes et forcément compliquées, il nous offre des sommets de malaise lorsqu’il est placé dans des situations où la sociabilité monte en intensité et où le corps, raide jusqu’au bout, n’arrive pas à suivre complètement : la scène de la grimace bien sûr, celle où il avoue à son ami être la taupe du casino, et surtout l’hallucinante scène de « réconciliation » avec sa femme. Ce qu’on perd en drôlerie est largement compensé par l’effroi que provoque la série, lorsqu’elle montre ce que la comédie sociale peut avoir de monstrueux, lorsqu’elle s’impose impitoyablement à des corps récalcitrants.

    2/ Le personnage de Fielder est enrichi d’un autre aspect par le passage à la fiction dramatique : la question de classe. La situation narrative de départ pose le rapport de force global suivant : la quasi-totalité des relations entre le couple et leur entourage (habitants, équipe technique, immigrés …) sont des relations de subordination sociale. Celle-ci est cependant constamment enrobée dans un écrin de prévenance, de politesse, voire d’excessive générosité de la part de nos amoureux bourgeois, (réellement) conscients de leur position de domination et des oppressions dont ils peuvent être les agents. Toutes les scènes qui en découlent sont ainsi porteuses d’une certaine gêne, comme s’il y avait quelque chose qui clochait dans cette bienveillance, une anormalité dont les mimiques de Whitney sont les symptômes. L’observation qu’on peut en tirer est la plus radicalement anti-bourgeoise qui soit : l’impossibilité de toute bonté dans un tel rapport de force, observation assez incontestable dans la scène où le couple offre la maison au père de la petite fille. Ce qui rejoint un vieux principe anarchiste selon lequel il n’est de bonté et de gaieté qu’entre égaux.

    3/ Il est rare qu’une fiction contemporaine dresse le portrait d’un couple aussi singulièrement de notre temps. Ce couple l’est par le contexte social dans lequel il évolue : le type d’émission qu’ils tournent, le métier de Whitney … Il l’est également par le bain symbolique dans lequel il se trouve, celui d’un progressisme contemporain, qui imprègne aussi bien leurs discours que leurs mœurs. Le rapport égalitaire qui est censé y régner est immédiatement parasité à nos yeux par l’évidence d’une dissymétrie. Dissymétrie en termes de valeur sur le marché de la séduction, bien entendu. Mais aussi en termes d’aisance sociale : la longueur des scènes et des séquences permet de les voir souvent avant et après qu’un tournage de séquence ne commence ou simplement passer d’une interaction sociale à une autre ou à un dialogue entre eux. Dans toutes ces scènes, on voit le visage d’Emma Stone s’ajuster en permanence à la pantomime sociale où elle se trouve, tandis que celui d’Asher est indéfectiblement le même. Elle est son contraire dans la monstruosité : là où il n’arrive pas sans difficulté à être autre chose que lui-même en toute circonstance, elle n’est jamais autre chose que le masque social qu’elle porte. C’est là aussi où réside l’ambigüité de ce personnage, c’est qu’elle évolue au gré des impératifs de sa situation de bourgeoise entrepreneuse d’elle-même : elle est sans doute sincèrement progressiste, mais son progressisme est immédiatement converti en capital symbolique (tout comme, sans doute, sa conversion au judaïsme de son mari) ; elle ne fait jamais rien de clairement immoral, mais elle est constamment ramenée par les circonstances à son statut de dominante, fille d’entrepreneur véreux en immobilier. Cruauté sociologique oblige.

    4/ En parallèle du déroulement de l’émission de téléréalité qu’ils tournent, le moteur narratif du récit vient de la névrose qui résulte de la conscience intériorisée par nos deux personnages de la réalité de ces rapports de force : elle essaie constamment de se racheter de qui elle est réellement, il essaie constamment d’être digne d’elle. Plus encore que les observations sociales qu’on peut tirer, l’alchimie de ces rapports de force produit avant tout des scènes rarement vues : celles entre Whitney et l’artiste amérindienne, sommets de malaise passif-agressif, ou dans les scènes de sexe entre les deux, dont on est en droit de penser que ce qui s’y joue est en continuité avec ce qui se joue hors du lit.

    5/ Le flottement et la confusion narrative de l’ensemble est parfaitement illustrée par la place du personnage de Benny Safdie. Parfois il sert de fonction pour activer ce qui est latent, parfois il évolue dans une trajectoire scénaristique parallèle dont on ne comprend jamais entièrement le déroulé. Bien qu’à la réflexion l’auteur principal de la série semble être Nathan Fielder, la patte des Safdie se reconnait parfois visuellement, et surtout dans l’angoisse narrative de l’extraordinaire dernier épisode, qui mériterait une critique à lui seul.

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