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The Brutalist de Brady Corbet : Concours de bitume

    Il faut du temps au spectateur pour pouvoir cerner les enjeux narratifs de The Brutalist. Sans doute parce qu’aucun enjeu central ne s’installe dès le début du récit. La narration, faite d’ellipses, fait enchainer les scènes sans lien causal limpide, et sans qu’on puisse saisir tout de suite ce qui se joue souterrainement dans chacune d’entre elles. Le récit chemine, se déploie dans nos esprits avec une lenteur d’autant plus obsédante qu’on ne peut se le reconstruire qu’à posteriori. Ainsi, lorsque László, avec son cousin, fait face à Van Buren après avoir conclu affaire avec son fils, on ne se doute pas que cet affrontement va structurer le reste de l’histoire. Pourtant tout est déjà là : aux vociférations du magnat répond la morgue de l’architecte. Par cette morgue commercialement insensée, László n’échappait-il pas encore un peu à l’indéniable ascendant économique de Van Buren ? Peut-être est-ce fort de ce sentiment que ce dernier revient à la charge pour mettre sous sa coupe cet architecte dont l’attitude se nourrissait, comme il pressentait, d’un prestige qui lui est inaccessible ? Cette hypothèse peut en partie expliquer la suite, notamment l’hospitalité de l’industriel qui est tout de suite moins aberrante quand on comprend qu’elle lui permet, via ce projet de bâtiment, de rehausser sa supériorité symboliquement mise en cause. Ce qui passe même, dans quelques scènes non dénués d’ironie, par une flagornerie sur les « grands esprits » artistes, et sur les « conversations intellectuellement stimulantes » qu’ils auraient, flagornerie qui naturellement se répercute sur lui. László, lui, ne cessera tout au long du projet, de mettre celui-ci au service de sa grandeur d’artiste, qui sera constamment sapée par des impératifs économiques ou politiques.

    Cette structure narrative de l’affrontement – qui rappelle clairement certains films de PT Anderson, en particulier The Master – permet de faire jouer, à travers ses personnages, toute une série de clivages qui traversent le monde social. Ici les rapport dominant/dominé, le capital économique/symbolique, le juif immigré/WASP bien établi, se jouent derrière l’opposition d’egos. Cet affrontement se fait de plus en plus explicite au fur et à mesure du récit, jusqu’à rendre littéral son aspect phallique – auparavant uniquement suggéré ici et là – dans cette sidérante scène de viol. La parfaite incandescence de ce duel, en se fondant sans difficulté dans la rationalité de l’activité humaine, fait apparaître le caractère prodigieusement insensé de celle-ci. L’étrangeté admirable et inquiétante de ce qui meut l’impitoyable marche humaine.

    Ces hauteurs thématiques ne se traduisent pas par une vanité formelle : la démesure y est calme, sobre sans grandeur ostentatoire. Elle vient plutôt de l’ampleur progressive que prend le récit. On pourrait même faire au film le reproche de se montrer plutôt timoré dans sa manière de s’approprier le classicisme américain, par rapport à son illustre modèle – PT Anderson – bien plus grinçant. L’expressivité des acteurs, en particulier Adrien Brody, ne trouve pas ici matière à réellement exploser, comme les duos de The Master ou There Will Be Blood. Elle se cantonne parfois à un registre banalement mélodramatique, bien que leurs prestations soient impeccables de manière générale. Cette approche plus feutrée de Brady Corbet trouve tout de même sa force dans son artisanat minutieux : un montage fiévreux et une partition musicale qui enveloppe les scènes d’une atmosphère onirique – même si là aussi dans une veine moins dissonante que PTA -, et un rendu plastiquement superbe du format Vistavision, initialement utilisé pour filmer les constructions imposantes de Toth, qui participe indéniablement d’une certaine opacité des images.

    Entre Toth et Van Buren, la conclusion semble faire gagner le premier. 30 ans plus tard à la Biennale de Venise, la construction est devenue son œuvre. A cette occasion, une clé de compréhension de son art nous est donnée par le discours de sa petite-fille, notamment de ce centre social que nous avons vu se faire tout au long du film, qui serait une sublimation du trauma des camps de concentration. A peu de choses près, l’ambiguïté semble dissipée : le film nous a raconté ce processus-là, d’un artiste venu à bout d’une adversité pour accoucher de son œuvre. C’est la destination qui importe, pas le trajet, nous dit László à ce moment-là, cité par sa petite-fille. Force est de constater que pour le spectateur du film, ce fut plutôt l’inverse.

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