On ne se rend pas compte à quel point notre vie mentale est pesante. Dès le plus jeune âge, on entreprend de construire de l’intelligibilité. On apprend le langage, on se fabrique la petite compréhension du monde dont on a besoin pour y évoluer, on s’habitue à son ordre logique. On traîne ça avec les années comme une charge mentale. Pour certains, le monde le leur rend bien, sa marche naturelle ne les incommode pas. Peut-être rient-ils parfois devant un homme glissant sur une peau de banane, mais c’est même pas sûr. Pour les autres, il y a The Eric André Show.
L’émission repose sur une convention de télévision : un talk-show entrecoupé de séquences de « pranks » en caméra cachée. Mais c’est uniquement parce que dans sa malveillante intention de tout détruire, il faut en passer par quelque chose qui a été construit pendant des décennies : les codes télévisuels. C’est le tronc commun de nos perceptions du monde respectives, nous les téléspectateurs du monde entier : ce que la télé nous en fait voir et entendre.
Ce qui relève du talk-show n’en est évidemment pas : les questions posées aux invités (plus ou moins avertis) n’ont ni queue ni tête, les happenings permanents s’enchaînent sans aucune logique et systématiquement dans l’outrance. Les courtes séquences caméras cachées en extérieur ne le sont pas davantage, elles cherchent moins à « pranker » qu’à produire de la confusion, du non-sens :
On voit bien là-dedans qu’il ne s’agit nullement de faire croire quelque chose aux personnes piégées. Au contraire, l’enchaînement des évènements ne fait que saper un peu plus la logique des choses, pourtant déjà fragile au commencement du sketch : un homme déguisé en pizza avec un extincteur et se présentant comme « Mr Burrito ». Le langage lui-même n’est pas épargné, les rares phrases prononcées vident de leurs sens les automatismes de communication dont sont truffés les discours contemporains (« we spoke earlier », « since i started this speech… » etc). A travers la destruction les codes télévisuels du talk-show et de la caméra cachée, c’est véritablement l’ordre intelligible du monde qui est visé.
(Sans vouloir explorer plus que ça une périlleuse piste psychanalytique, il me semble évident que la jouissance muée en rire devant l’émission tient à cette jubilation réprimée de la destruction, d’autant plus si elle cible un monde que l’on vit comme incommodant. Il n’est à ce titre pas anodin que l’animateur lui-même s’amuse régulièrement à tout casser autour de lui de façon soudaine, notamment lors de chaque générique.)
Quoi qu’il en soit, l’incroyable efficacité de ce ressort comique vient du fait qu’il se fond parfaitement dans la mécanique du rire, qui fonctionne à deux combustibles s’alimentant l’un l’autre : la surprise et la concision, dans la mesure où la rupture de la logique du sens crée forcément de l’imprévisibilité et où l’absence de la contrainte du sens permet de condenser au maximum (voir la durée du sketch ci-dessus), aussi vrai qu’il est toujours bien plus rapide de détruire que de construire. L’observation corollaire, au passage, est l’infériorité structurelle de l’humour « à message », par exemple politique, dont la recherche de sens le condamne à la lourdeur comique.
Plus que le montage frénétique (aux raccords souvent aléatoires) qui résulte de cette possibilité de concision extrême, ce sont les effets de post-production qui font la singularité visuelle et comique de l’émission. Elles fonctionnent comme un outil de dérèglement supplémentaire, une couche d’absurde en plus, du non-sens au carré, donc de l’intensité humoristique supplémentaire. Par exemple (sketch ci-dessus) dans l’indéniable rôle comique du bruit de klaxon exagéré avant que la raclée ne commence, mais le plus souvent c’est en chute de sketch que se rajoute une hilarante rupture de sens supplémentaire :
Chaque épisode de 10 minutes donne l’impression d’une plongée sans fin dans l’absurde, dont la courte durée est compensée par une vivacité comique ininterrompue. Et le tout un rêve fiévreux dans lequel flottent des choses, des évènements et des signifiants du monde réel dans un désordre logique réjouissant. C’est sur cette jouissance diabolique de la destruction, aussi transgressive que régressive, que prospère le rire profond que procure The Eric André Show.