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Iran, Roland Barthes et les éléphants volants

    Prenant connaissance de la réaction diplomatique française à l’attaque israélienne contre l’Iran, je lis ceci : « Nous réaffirmons le droit d’Israël à se défendre contre toute attaque » (déclaration du ministre des affaires étrangères). Ou encore : « nous affirmons qu’Israël a le droit de se défendre et nous réitérons notre soutien à la sécurité d’Israël » (déclaration du G7). Après avoir candidement envisagé une demi-seconde la crise de folie collective, m’est revenue une phrase de Roland Barthes, qui a soudain pris tout son sens. Elle ouvre le texte « Grammaire africaine » dans Mythologies : « Le vocabulaire officiel des affaires africaines est, on s’en doute, purement axiomatique. C’est dire qu’il n’a aucune valeur de communication, mais seulement d’intimidation « . Les déclarations qui s’éloignent à ce point de la vérité – au point d’en être comme ici le strict contraire – n’ont en effet pour but que d’intimider la vérité. Elles mettent d’emblée une telle distance entre ce qu’elles énoncent et la vérité qu’elles découragent toute volonté de rattraper. On a souvent ressenti ce bref découragement en lisant le dernier outrage fait à la vérité de la part des gouvernements occidentaux, sentiment d’impuissance qui trouve généralement exutoire par un rire teinté d’amertume et/ou une déclaration faussement désabusée qui neutralise leur malfaisance par un « ils sont complètement fous ».

    Mais il n’agit pas de folie, ou alors d’une folie à l’implacable rationalité. Conscients que la vérité les prendra forcément en défaut, les dominants ont toujours eu beau jeu de la maquiller, de l’atténuer, de « donner à un réel cynique la caution d’une morale noble » comme le formule Barthes. Mais depuis la séquence qui s’est ouverte le 7 octobre 2023, la vérité serait porteuse de lourds, très lourds griefs contre le camp occidental. Elle leur court derrière et se rapproche de plus en plus. Toute nouvelle déclaration n’est qu’une peau de banane qu’on jette derrière soi en espérant faire glisser le poursuivant pour gagner du temps. Leur stratégie se réduit désormais à une fuite en avant rhétorique.

    Toujours à la lumière de la phrase de Barthes, on peut relever que cette fuite ne carbure qu’à l’axiome. On aligne des énoncés à valeur d’axiome qui disent vaguement quelque chose. Pris en rapport à la réalité qu’ils décrivent, ils ne disent en fait rien mais constituent « un signe suffisant du langage ». D’où l’emploi compulsif du préfixe de répétition dans chaque verbe : on ne « réitère », « réaffirme », « rappelle » que des choses dont la pertinence va de soi. Le communiqué du Quai d’Orsay est à cet égard exemplaire. L’absence de toute conjonction de coordination y est moins l’indice d’une modernité littéraire que de l’absence de toute velléité de raisonnement intelligible. On s’y contente de juxtaposer des affirmations qui, prises ensemble, ne constituent qu’un « bruit de langage ». Au passage, le lecteur profane en langage diplomatique ne peut s’empêcher de penser, avec une impertinence coupable, à OSS 117 en réaction à l’emploi du mot « La France » comme sujet au début de chaque phrase.

    Cette communication axiomatique est pour le moment toujours opérante. Au regard de l’ampleur du massacre occidental à Gaza, des phrases comme « Israël a le droit de se défendre » ne convainquent plus grand monde mais continuent de désigner un vague quelque chose, et réussissent tant bien que mal à tenir en respect la vérité. On peut imaginer qu’une fois à court d’axiomes efficaces, l’ultime rempart consistera en une destruction pure et simple du langage. Peut-être ne parleront-ils plus que d’éléphants volants. La France a pris acte du vol des éléphants et réaffirme que les éléphants qui volent constituent sa priorité absolue. Ou alors la diplomatie ne s’exprimera qu’en émojis, ce qui constituera un pas décisif vers la dissolution de toute expérience humaine dans la grande simulation, conformément à la prophétie du messager des Algorithmes tout puissants à la volonté desquels je vous invite à vous soumettre avant qu’il ne soit trop tard.

    PS : je recopie ci-dessous le génial premier paragraphe du texte de Roland Barthes dont il est question plus haut :

    « Le vocabulaire officiel des affaires africaines est, on s’en doute, purement axiomatique. C’est dire qu’il n’a aucune valeur de communication, mais seulement d’intimidation. Il constitue donc une écriture, c’est-à-dire un langage chargé d’opérer une coïncidence entre les normes et les faits, et de donner à un réel cynique la caution d’une morale noble. D’une manière générale, c’est un langage qui fonctionnement essentiellement comme un code, c’est-à-dire que les mots y ont un rapport nul ou contraire à leur contenu. C’est une écriture que l’on pourrait appeler cosmétique parce qu’elle vise à recouvrir les faits d’un bruit de langage, où si l’on préfère un signe suffisant du langage. Je voudrais indiquer brièvement ici la façon dont un lexique et une grammaire peuvent être politiquement engagés. » Publié en 1957.

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