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Jeunesse (Tourments) de Wang Bing : Le grand bond en arrière

    Le hasard, comme tout le monde sait, faisant bien les choses, sont sortis quasiment en même temps deux films documentaires mettant en scène « la jeunesse ». Tellement bien que le présent documentaire illustre parfaitement par la négative ce que j’ai essayé de dire sur le dernier film de Guillaume Brac : son dispositif fonctionne selon un principe opposé. En dehors de rares effets de montage et de mise en scène, le film de Wang Bing est très peu « fictionné », il consiste essentiellement en une déambulation de la caméra au milieu de ces ateliers de textile, suivant tel ou tel personne au gré de l’action ou des dialogues. C’est ce dispositif qui permet dans un deuxième temps les scènes d’apartés, qui sont par ailleurs « narrativement » en continuité des scènes collectives, comme lors du face-à-face entre deux jeunes femmes dont l’une se plaint de ne pas pouvoir suivre les cadences. Rien ne semble fabriqué, tout le travail de mise en scène s’efforce d’être au diapason de la réalité la plus brute de ses personnages.

    L’envers de ce parti pris formel est le consentement à un certain chaos visuel – notamment sur la composition des cadrages – et un abandon des conventions académiques, qui défendent généralement que le spectateur puisse entrevoir l’ombre ou le reflet de l’opérateur caméra. Mais c’est bien de ce chaos-là que se nourrit la drôle de peinture produite par le film de ces lieux de vie et de production. Par exemple, la façon récurrente qu’a la caméra de suivre les personnes qui montent ou descendent les escaliers permet de capter des bouts de leurs univers sensoriel que n’aurait pas capté un documentaire plus convenu. Les fragments d’images d’escaliers couverts de déchets et de traces de feutre, le son des sandales qui se frottent à chacune des marches, sont des détails qui n’en sont pas, en tout cas sensoriellement, pour des personnes qui circulent constamment entre leurs chambres, celles de leurs collègues et les ateliers. La longue durée du film permet d’accumuler de telles séquences, d’autres où on entend le bruit continu des machines à coudre, ou celles où la caméra suit simplement des personnes qui marchent ; jusqu’à composer l’arrière-plan sensoriel parfois imperceptible qui tapisse les vies de ces jeunes travailleurs. C’est bien en creux de cette ambition formelle qu’adviennent des enjeux documentaires, au sens courant du terme, sur les infortunes d’un capitalisme pré-salarial (les employés sont payés à la pièce produite) auquel sont inféodés de jeunes ruraux chinois. Mais la plupart des scènes montrent les mêmes gestes, répétées on l’imagine quotidiennement et chorégraphiés par la machine capitaliste : on s’applique à coudre, on bavarde, on attend debout que le temps passe, on fait défiler l’écran du téléphone avant de dormir. D’où un aspect certes répétitif du film, mais il faut cette répétition pour qu’apparaissent à leur juste valeur les moments qui détonnent : cette confession nocturne inattendue sur un mouvement social contre les services fiscaux, réprimé et tué dans l’œuf. Un feu d’artifice qu’on entend au loin et dont on attendra en vain qu’il éclaire brièvement un horizon pollué de gris. La douceur précaire d’un retour au pays, et l’arrivée au petit matin après un trajet de nuit. La beauté furtive de ces moments n’apparaît qu’à l’aune de la musique infernale qui les précédait, elle ne s’offre qu’à qui accepte de regarder scrupuleusement les existences même les plus contraintes, et c’est l’éthique des documentaires comme celui-ci de s’y atteler, sans s’en faire le ventriloque.

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