Aller au contenu

Mektoub my love canto due – Abdellatif Kechiche : Destin d’hymen

Est-il seulement de possible de parler du film sans évoquer le contexte de production, de distribution, l’attente, les polémiques ? Oui, et c’est précisément ce que je m’apprête à faire. Laissez-moi plutôt vous parler de sexe. Il y a une scène de sexe dans chacun des volets. Dans le premier aussi, rappelons-nous, elle se déroulait sous les yeux d’Amin et impliquait Tony et le personnage féminin central du film (Ophélie). Rappelons-nous aussi à quel point, longuement filmée et observée par Amin, elle ouvrait triomphalement le film. Dans ce volet en revanche, en plus d’être de nuit, elle se situe à la fin et s’interrompt trop tôt pour basculer dans le macabre. Si on s’en tient à cette comparaison, serait-on passés, du premier au deuxième volet, du pic de désir étincelant, aux lendemains mélancoliques ?

Plusieurs éléments du récit pourraient corroborer cette piste. D’abord, tout simplement, les marivaudages ne sont plus au centre de l’intrigue. Un des fils narratifs concerne même le contrecoup de la relation adultère entre Tony et Ophélie : l’avortement à faire avant un mariage qui ne saurait tarder. Durant une des longues scènes où elle exprime à Amin ses inquiétudes et son amertume, on la voit empiler sur une brouette, sans componction excessive, les cadavres des brebis morts à cause de la gale, et on se rappelle que le premier volet donnait au contraire à voir une naissance amplement restituée. La seule intrigue amoureuse, avec Charlotte, n’en est pas une, elle se réduit à quelques photos prises par Amin et se conclut tristement sur le départ brusque de celle-ci. La moindre sexualisation générale des plans pourrait être mise sur le compte de cet infléchissement de ton, plus que sur celui d’une éventuelle autocensure.

Sans cette énergie euphorique du désir, on sent presque une ironie altérer l’ivresse de cinéma kechichienne, notamment dans une causticité relativement inédite vis-à-vis de son personnage principal. On le sent dans le face-à-face avec Jessica, où celle-ci se fixe drolatiquement sur son innocence et sa volonté « d’aider le monde ». Pourtant cette scène imprime autre chose que son contenu narratif ou dialogué. Les gros plans semblent presque dérobés à la conversation, prélevés par la flexibilité d’une mise en scène caméra à l’épaule que ne permettrait pas le plan fixe. C’est d’autant plus remarquable dans les conversations de groupe où, souvent, l’image se désintéresse presque du locuteur, pour capter autre chose, une expression, un furtif mouvement des traits. Dans ce dispositif, la longueur des scènes est essentielle, non seulement pour que notre œil s’y attarde suffisamment et qu’une telle impression soit possible, mais surtout pour que les visages des comédiens se défassent, baissent la garde. D’où, sans doute, l’intérêt de les occuper en permanence : en plus de parler, on ingurgite, on mâche, on boit et on fume beaucoup. Moins de chances que les visages se figent des postures d’acteurs. C’est cette vérité charnelle des visages que cherche à peindre le cinéaste. Si on revient à la scène ci-dessus, ce qui est digne d’intérêt, et même touchant, ce sont moins les attendrissantes ambitions de cinéma d’Amin, ni même la lassitude de Jessica pour le métier d’actrice, que les subtiles inflexions infra-verbales de Jessica qui font la singularité d’un être et qu’Amin, comme nous, ne peut qu’admirer. La scène a beau disposer des motifs narratifs convenus, elle gagne grâce à cette phénoménale puissance d’incarnation.

Cette continuité formelle laisse intact le pouvoir de séduction de Mektoub my love, en dépit de ces variations narratives. Le séquence finale résume bien cette ambivalence. Alors que sur le papier elle constitue un point final dramatique, en plus de partir encore une fois d’un ressort narratif maintes fois vu, elle s’hybride d’une multitude d’émotions contrastées. Notamment d’un contre-point comique. La logique de l’étirement des scènes permet de s’abandonner à cette contingence. Autrement dit, il fallait se les farcir toutes ces scènes dans l’hôpital, se résoudre à aller jusqu’au bout du point de départ scénaristique, une star américaine arrive dans un service d’urgences à Sète, que peut-il se passer ? Ce tourbillonnement ultime constitue le point d’acmé presque musical de l’appétit vitaliste du cinéma de Kechiche : traquer la vie partout où elle pourrait se manifester. Peu importe au final que le chant se fasse plus mélancolique qu’extatique, pourvu qu’il persiste à résonner.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *