Compte tenu de la quantité infinie de musique produite et diffusée chaque année, il serait bien présomptueux de délivrer une sentence définitive quant à sa qualité globale. Ça l’est logiquement moins, on en conviendra, en cas de verdict laudatif, et ce à partir d’un certain nombre de grands albums largement atteint en 2024.
Nombre d’artistes ont tout simplement sorti leur meilleure œuvre cette année, notamment deux têtes d’affiches du « rap du milieu » américain : Schoolboy Q et Vince Staples, représentants d’un hip-hop ambitieux et alternatif à qui il arrive de frayer avec le mainstream. Avec Blue Lips, le premier pousse à un très haut de virtuosité son rap qui navigue entre sonorités industrielles abrasives et jazz d’une douceur onirique, et entre un flow vif et galopant et des placements plus lents et trainants. Tout ça se mélange dans la plupart des morceaux déclinant une infinité de variations avec changements d’intrus et de flow assez risqués à chaque fois, où il n’y a pas une piste qui ne présente un intérêt en termes d’inventivité de hip-hop. La sophistication habituelle de Staples trouve quant à elle une forme d’aboutissement dans la simplicité totale de Dark Times : intrus néo boom-bap plutôt minimalistes, gamme vocale constamment basse. Une mélancolie sereine s’imprime dans cette ambiance à la fois intime et entrainante, qui tient – dans certains morceaux (Etouffée, Black&Blue) – de la tranquille perfection. Plus confidentiel, Richaxxhaitian de Mach-hommy constitue un des sommets de cette branche de la scène américaine qui va de Griselda à Earl sweatshirt, le rap dit « abstrait », qu’on reconnait à des flows et des sonorités désaccordés et planants. Détonnant par rapport à un genre qui privilégie un côté « mixtape » même dans les albums, son ambition se traduit par une grande variété musicale et richesse thématique sans rien céder sur son grain particulier ni sur son ambition technique. Également aboutissement d’un genre à lui tout seul, Brat de Charli XCX se passe à ce stade de tout commentaire supplémentaire, si ce n’est l’inquiétude qu’en menant l’hyperpop à une telle perfection dans l’équilibre entre expérimentation et tube, il ouvre la voie à sa dilution dans le mainstream.
La question du meilleur album se pose aussi pour Vampire Weekend, dont Only god was above us est au minimum un grand retour en forme. Les mélodies, plus lentes plus complexes que d’habitude, sont d’une grâce à rappeler presque les Beatles ou les Kinks. On savoure tout autant la variété et la qualité des arrangements qui vont du piano classieux au synthés bruitistes.
C’est en effet un autre trait de l’année : les grands ont souvent été à la hauteur d’eux-mêmes. Tyler the Creator a continué de travailler le même et si reconnaissable hip-hop industriel et lofi adouci de touches de soul et de RnB. Il y a cependant quelque chose qui s’est figé chez lui : Chromokopia reprend brillamment la formule déjà rodée de ses 3 précédents albums (ses meilleurs) tout en leur étant nettement inférieur. Un grand album de plus à sa discographie, mais le danger de l’académisation guette. Kendrick Lamar a choisi lui une voie inverse : GNX, considérablement délesté des oripeaux du grand album, est à rebours du conceptuel et parfois muséal Mr Morale & the big steppers. Probablement du fait de son départ de TDE pour créer son propre label, il livre un disque plus relâché, accrocheur mais tout de même étrange dans sa façon de reprendre en forme d’hommage un son West Coast (qui ratisse large, de Tupac à Tyga), en poussant encore plus loin la sécheresse et la froideur habituelles de ces sonorités (Tv off ou Hey now). Non moins étranges sont ses nouveaux flows et inflexions, d’une nonchalance low-key dans la continuité de certains morceaux de Mr Morale, sans toutefois renoncer à sa spécialité : le morceau narratif d’une folle intensité d’interprétation (reincarnated). Il faut pas oublier (mais comment pourrait-on ?) que Kendrick est derrière l’évènement musical de l’année, qui est bien sûr son clash avec Drake. Que ce soit par sa résonnance, sa chronologie et les morceaux qu’il a engendré, dont certains (comme Meet the Grahams) inaugurent un registre inédit dans le diss track, ce clash restera sans doute comme le meilleur du rap étasunien.
Après le chef d’œuvre destructeur qu’était Scaring The Hoes (avec Danny brown), I lay down my life for you de JPEGMAFIA vise lui plus d’harmonie, plus d’épaisseur émotionnelle, plus de richesse instrumentale et moins (à peine) de samples délirants. Le résultat est un album souvent taciturne, d’un indéniable génie musical aussi bien dans un rap classiquement et parfaitement samplé (either on or off drugs, samplant une morceau IA de blues ), que dans des expérimentations prodigieuses comme Sin miedo, qui mélange rap, guitare électrique, rythmiques EDM, percussions métal en 2 minutes 30 d’une structure à la fois incroyablement fluide et extravagante, et dont le mix qui empile toutes ces couches sonores relève de la pure magie. Sa lointaine mélancolie, puisée notamment cette façon si particulière de mixer les voix, est souvent désavouée par des éclairs de colère bruitiste, moins clownesque, plus grave que d’habitude.
Ainsi lancés sur le chemin des généralisations vaseuses sur cette belle année grégorienne, ajoutons que ce qui distingue encore plus une grande année est la quantité de découvertes ou d’émergences d’artistes. Allons même jusqu’à y inclure, à tort, l’artiste canadien Cindy Lee, à l’actif duquel figure déjà quelques albums solo et d’autres avec le groupe Women. Mais son dernier, Diamond Jubilee, s’apparente plus à la révélation, au sens mystique. Un voyage merveilleux où on a le sentiment de revisiter les genres et sous-genres de la pop des Beach boys à la Dream pop, autant que le sentiment de quelque chose jamais entendu, dont la beauté des mélodies nous touche dans des profondeurs où les bruits habituels du monde ne pénètrent jamais, et nous laisse des émotions confuses que le langage n’arrive toujours pas à cerner, quelque chose peut-être entre la nostalgie et l’insouciance.
Plus proches de ce à quoi cette partie du texte tente frauduleusement de renvoyer, d’excellents deuxièmes albums ont vu le jour cette année. Joey Valence & Brae ont signé, avec No Hands, un album détonant et intempestif en revenant avec une grande vitalité à un hip-hop new-yorkais des années 90 proche des Beastie Boys ou Onyx (lire critique). Autre consécration, Imaginal Disk de Magdalena Bay constitue un chef d’œuvre d’art pop, un album obsédant aux mélodies à la fois ravissantes et hantées, portées par une production ténébreuse et épique, d’une telle richesse et inventivité que l’adjectif de parfait est réellement le seul qui s’impose.
Premier album et (enfin) vraie découverte pour une fois, on dirait que Prelude To Ecstasy de The Last dinner party n’en est toutefois pas un, tellement il paraît avoir depuis longtemps bien digéré ses influences (Bowie, Kate Bush, XTC etc. etc. …), et suffisamment sûr de ses moyens pour se permettre à chaque morceau un lyrisme particulièrement ambitieux, que ce soit dans ses hymnes (Sinner, Nothing matters) ou dans les ballades aux constructions plus baroques (Feminine Urge). Une qualité tellement rare pour un premier album qu’on redoute le deuxième.
On pourra au moins m’accorder, à la lumière de ce bilan, que cette année musicale fut « globalement positive », pour reprendre une expression à nouveau appropriée. Tentons même une hypothèse : ce n’est pas aberrant si on considère la fluidité inédite du mode de production et de distribution des œuvres musicales, due aux changement technologiques depuis 10 ans. De moins en moins d’obstacles (techniques, économiques) séparent les artistes du public, ce qui ne peut que favoriser la singularité des œuvres au prix tolérable de l’éclatement en niches. Si on peut s’inquiéter de ce que ces mêmes changements peuvent menacer la vitalité de certains arts, on peut raisonnablement être confiant en ce qui concerne la musique.
Top allez mettons 15 de l’année :
- I lay down my life for you – JPEGMAFIA
- Diamond Jubilee – Cindy Lee
- Imaginal Disk – Madgalena Bay
- Blue Lips – SchoolBoy Q
- Only God was above us – Vampire Weekend
- Dark Times – Vince Staples
- No Hands – Joey Valence & Brae
- Prelude To Ecstasy – The Last dinner party
- GNX – Kendrick Lamar
- Richaxxhaitian – Mach-hommy
- Chromokopia – Tyler, the Creator
- Brat – Charli XCX
- King of Mischievous South vol.2 – Denzel Curry / Why lawd ? – NxWorries
- The new sound – Geordie Greep
- Loss of life – MGMT