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Palestine, énergies fossiles et stratégies rhétoriques

    La lecture récente du nouvel essai d’Andreas Malm « Pour la Palestine comme pour le Terre » aux éditions La Fabrique, et de son compte-rendu cinglant par le philosophe Ivan Segré sur le site de Lundimatin, m’ont conduit à m’éloigner un peu du cinéma et de la comédie (enfin quoique) pour commettre cette petite analyse des deux, notamment de la stratégie rhétorique au travail chez le second.

    L’état des lieux en guise d’ouverture du texte est pourtant terrible : la « politique de destruction » menée par Israël a pour but de « rendre Gaza inhabitable », vieux rêve au sens propre du terme exprimé par un Itzhak Rabin « heureux de se réveiller un beau jour et voir Gaza englouti sous la mer », politique qui ne peut aboutir qu’à entériner « un régime d’apartheid institutionnalisé ». Ce constat sidère d’autant plus compte tenu de l’objet du texte qu’il introduit, où il est question d’alerter sur les « égarements » du camp politique qui s’oppose justement à cet état de fait, j’ai nommé la « gauche antisioniste » dont le malheureux représentant du jour est Andreas Malm, auteur et activiste écolo-marxiste, particulièrement actif sur la question palestinienne. Antisionisme dont il serait « évidemment inexact », nous dit Segré, d’assimiler à de l’antisémitisme, bien que les juifs qui s’en réclament, s’exposant par exemple aux Etats-Unis ou en Allemagne à une répression brutale, devraient susciter « la même indignation, sinon le même dégoût » que ceux dont « l’inspiration fasciste est de plus en plus éhontée ». Rien nous dit que cette indignation et ce dégoût soient ceux de l’auteur du texte, dont tout porte à croire qu’il ne s’en fait que le relais, le messager.

    Il ne se cache pas en revanche d’un franc scepticisme devant la thèse centrale du livre de Malm : la question palestinienne et le sionisme sont inextricablement liés à l’histoire de l’impérialisme fossile, excroissance coloniale du capitalisme fossile. Là où le philosophe tique, c’est sur l’existence d’une « causalité réciproque » entre le capitalisme fossile et l’histoire du sionisme. Ce qui se traduirait par le raisonnement simplifié suivant : le capitalisme fossile a décrété cette région stratégique (depuis cette campagne militaire britannique de 1840 que Malm décrit longuement), particulièrement en raison de sa richesse fossile – la création d’un Etat juif en Palestine est ce qui permettrait le mieux de la contrôler (d’après les colons britanniques du 19ème siècle, jusqu’aux déclaration récentes sans équivoque d’un Joe Biden) – le soutien inconditionnel à Israël par l’Occident, véritable verrou du conflit, ne peut donc s’expliquer sans le penser en terme de capitalisme fossile. Ce à quoi Segré oppose que « sans la colonisation de la Palestine, les choses auraient suivi le même cours, à savoir la centralité de cette région dans le capitalisme fossile », ce qui en effet répond très bien à l’argument selon lequel sans le sionisme, le capitalisme fossile n’aurait pas pénétré cette région, des fois que quelqu’un serait tenté de le formuler. Mais encore ? « Toutes les terres similaires colonisées par l’empire britannique ont joué le même rôle dans la constitution de l’empire fossile ». Sans doute, sauf que les Britanniques n’avaient pas de croyance religieuse sous la main pour songer à la création d’un Etat colonial religieux en Inde, leur protestantisme ayant cet inconvénient de se limiter aux quelques kilomètres carrés par lesquels Dieu fut visiblement obsédé, tragique manque à gagner dans l’économie coloniale.

    On ne saurait conclure qu’il s’agit là de syllogismes fallacieux avant d’examiner l’objection suivante : l’impérialisme fossile a pour forme principale l’alliance avec les pétromonarchies et non avec le sionisme, on en veut pour preuve que la Palestine a été et est dépourvue de toute ressource fossile. Rien de mieux pour trancher que de recueillir l’avis, comme il est de mise, des premiers concernés. Que nous disent les fondés de pouvoir de cet impérialisme fossile ? Quelle est l’alliance la plus vitale et stratégique des Etats-Unis dans la région ? Comment est-il possible qu’ils ne considèrent pas comme « éternelle » leur alliance avec leur plus gros fournisseur de pétrole alors qu’ils considèrent comme telle l’alliance avec ce petit pays qui produit, comme nous le précise le texte « autant de gaz naturel que le Bangladesh » ? Ayant décidé de prendre en compte la parole des concernés, l’explication qui s’impose est leur attachement atavique à la démocratie contre la barbarie.

    Il faut en effet avoir fait disparaitre ce paramètre de la donne pour estimer que le conflit en cours est « un affrontement entre fascistes ». Peu importe le rapport de force global, le soutien militaire actif de l’empire américain, ce qui est compte est que « les fondamentalistes identitaires […] au Israël au Liban et en Palestine […] sont similaires ». Cet idéalisme est d’autant plus fâcheux dans un texte écrit en « lecteur de Marx digne de ce nom » mais feint commodément d’oublier que bien des luttes de libération nationale ont été menées par des forces politiques bourgeoises ou réactionnaires, et que bien des partis dits ouvriers du Nord ont soutenu leur brutale répression. L’action de toutes les factions palestiniennes, fussent-elles réactionnaires, est en réalité condamnée à faire échec aux plans du capitalisme fossile, au business-as-usual (y compris à un certain statut quo qui arrangait l’Iran avant le 7 octobre), sans qu’il y ait pour cela besoin de croire que « le Hamas ou toute autre faction palestinienne choisirait de se priver (de gaz ou de charbon) » (p115).


    Revenons à la thèse de Malm : le sionisme a été le bras armé de l’impérialisme fossile dans la région. Rien de réellement inédit là-dedans, si ce n’est l’éclairage sur le « moment d’articulation » qu’a été cette expédition militaire britannique en 1840, dont l’éclatante réussite était due à la vapeur et dont le débouché a été une politique de mise au pas permanente de la région pour laquelle l’outil choisi a été le projet sioniste. Un potentiel Etat juif avait déjà pour objet de « mettre la gestion de notre communication par vapeur entièrement entre nos mains et nous assurer une position dominante au Levant … » (E.L Mitford, proche du ministre des affaires étrangères Palmerston, cité p 66). Pour ce faire, il fallait convaincre les Juifs d’Europe, au sein desquels il n’y avait pas « une forte envie de revenir en Palestine » (colonel Churchill, p58), de se rallier au projet. Plus tard, certains d’entre eux finiront par le faire, réactivant là peut-être « le paradigme millénaire de la conversion du Juif à la religion hégémonique » – dont Segré affuble les Juifs antisionistes d’aujourd’hui – sans mériter, on l’espère, « la même indignation, sinon le même dégoût ».

    Autant que « la théorie du lobby » contre laquelle Malm s’inscrit, cette thèse serait « peu ou prou, (celle) du Protocole des Sages de Sion, selon laquelle, en cherchant bien, on trouvera toujours des « Juifs » tirant les ficelles du malheur, quelle que soit sa nature ». Déduction aberrante ? Mauvaise foi ? Considérons avant de trancher l’application concrète de cette thèse dans la lutte des Palestiniens : l’idée selon laquelle Israël est un gendarme colonial au service de l’impérialisme contre l’unité des Etats arabes « justifie la thèse du sionisme fascisant, à savoir que la résistance palestinienne n’a jamais eu d’autre horizon idéologique que « l’unité des Etats arabes » et que cette unité ne propose aux Juifs d’autre condition que celle d’une minorité ethnique ou religieuse soumise, soit précisément ce qu’il s’agit, en réponse, d’instituer en Palestine, où les Arabes n’ont d’autre avenir que celui d’une minorité ethnique ou religieuse soumise. Mesure pour mesure» Là encore, Segré ne souscrit pas à ce mot d’ordre, il ne s’en fait ici que le messager. « L’égarement » des antisionistes « justifie la thèse du sionisme fascisant » qui est derrière l’état des lieux terrible décrit au début du texte. On comprend alors le lien avec le début du texte : il ne s’agit pas simplement d’analyser « un égarement » ou « un délire » (8 occurrences dans le texte, je le dis pour les amateurs de cas intéressants de projections) mais de déplier le véritable nœud de la situation actuelle.

    On comprend en effet qu’il soit navrant de voir la gauche antisioniste ne même pas arriver à se « hisser au niveau de conscience politique de Nasrallah », dans lequel plafonne également, bien que suédois, Malm en compagnie de la gauche arabe. C’est cette inconscience qui pousse Malm à accuser à demi-mots l’armée israélienne de « crimes rituels » (comme l’étaient les Juifs d’Europe au Moyen-âge) alors que son action se limite à « un crime contre l’humanité » (au même titre que l’égarement de Malm, conclusion du texte). Voilà la donne qui « justifie » un « sionisme fascisant » et rend improbable une issue à l’impasse actuelle du conflit. De quoi forcément adhérer à une telle version du sionisme ainsi « justifiée » ? Non, car dès 2016, rendant compte sur le même site du livre « Les blancs, les juifs et nous » (Houria Boutelja), Ivan Segré affirmait « (se) mordre le poing à pleine dents pour ne pas (se) rallier » à une conception du sionisme dont il se faisait une fois encore le messager ainsi : « on a été pendant des siècles les indigènes des blancs en Occident, et des arabes en Orient, mais maintenant on a mis la main sur un petit coin de terre, sans pétrole, certes, mais où on entend bien faire régner notre loi, et si vous n’êtes pas contents, c’est pareil ». Compte tenu de l’évolution du conflit depuis, et des sinistres horizons qui s’y dessinent, puisse son poing continuer à tenir bon, pendant ce temps nous on continue de lutter.

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