La semaine dernière (23 – 29 mars 2025) se tenait la dernière édition du festival international du cinéma documentaire, dit cinéma du réel, délocalisé cette fois du centre Pompidou en travaux vers quelques salles parisiennes et dont la section « première fenêtre » – dédiée aux premiers films – était en libre accès sur le site de Mediapart. Ce fut certes l’occasion d’avoir un bon aperçu de ce pan marginalisé et souvent hors-circuit du cinéma, mais peut-on aller jusqu’à tirer un bilan à partir de quelques visionnages (première fenêtre + quelques séances) d’un festival qui ne prétend même pas représenter tout ce qui se fait dans le documentaire ? Je vais me gêner.
Une tendance se dégage assurément de la sélection « première fenêtre », c’est le film témoignage. Des films témoignant sur le réel pour en rendre compte, du réel qui passe par la parole, ce qui se traduit souvent formellement par l’entretien face caméra de la personne qui témoigne. Ce n’est pas autrement qu’est relayé – dans « Ma vie est ici » de Clara Jeany – le récit de deux femmes camerounaises, de la fuite de la répression homophobe dans leur pays à la traversée de la Méditerranée, avant de trouver un semblant de paix en France. Paix qui coïncide avec leur hébergement par l’association Front Habitat Lesbien, partenaire du film. Le témoignage reste toutefois très fort, en raison bien sûr du tragique du récit, mais aussi à ce que documente en creux la caméra : d’abord la faconde irrésistible de l’une des deux jeunes femmes et, plus émouvant, ce qui semble être l’indestructible joie qu’elle oppose à la saloperie du monde. La parole passe parfois par certains dispositifs plus sophistiqués qui relèvent dans certains films du geste arty un peu gratuit, mais qui sert pertinemment parfois la complexe tâche de relayer une parole à la première personne, ce qui est le cas dans « Je ne suis qu’un corps » (Eva Morin) ou dans « Une lettre si longue » (Zhang Kaini), qui témoignent dans les deux cas du sujet délicat des violences sexuelles.
Il y a peu de ce qu’on pourrait appeler une captation brute du réel, qui donnerait sans doute du réel plus muet, plus indécis, moins balisé. Ce qui s’en rapproche le plus est « Mercedes comme papillon » de Marthe Perret, qui est comme par hasard le meilleur de la sélection. Il filme une discussions entre femmes de différents âges en préparation d’un mariage gitan à Montpellier. Bien sûr, il s’agit de parole, et on voit bien que les discussions « disent quelque chose », par exemple sur la condition féminine au sein de cette communauté. Mais cette parole est ordonnée par un évènement réel – le mariage – sur lequel vient se greffer la caméra. On sent bien que c’est le contexte toujours un peu passionnel d’un mariage à célébrer qui est à l’origine de certaines déclarations fébrilement excessives – c’est cette vérité émotionnelle et non discursive que le film réussit à capter, avec une caméra à l’épaule mobile et élastique qui rappellerait presque Kechiche si le film ne rechignait pas à la longueur des scènes.
Même les films dont l’ambition est plus plastique ne sont pas dénués d’enjeux thématiques. Ce qui n’est pas en soi incongru, mais qui, à la lumière de ce qui précède, commence à relever du symptôme. On dirait que le réel ne peut être accepté à l’entrée du système de circulation des films – même dans une économie aussi marginale que celle des courts-métrages documentaires – que s’il est signifiant, qu’il nous dit des choses. Un réel utile auquel la société trouvera de l’intérêt, un réel constructif qui idéalement contribue, pourquoi pas au PIB et demain à l’effort de guerre contre la Russie. Hypothèse pessimiste : à la lumière de ce constat, il y a un pré-formatage en cours du cinéma, même documentaire, qui est au formatage ce que l’autocensure est à la censure. Hypothèse optimiste : il demeure quand même une certaine inventivité formelle chez pas mal de ces cinéastes, qui ira croissante en réaction à cette contrainte, comme au bon vieux temps du code Hays.
Avec plus de moyens à leur disposition, les quelques longs-métrages visionnés se donnent eux pour tâche d’informer sur le réel. « Les mille et un jours du Hajj Edmond » de Simone Bitton est un beau portrait sur l’écrivain et militant communiste marocain Edmond Elmaleh et, à travers lui, un témoignage historique sur le déracinement des juifs marocains et orientaux en général depuis la création de l’Etat d’Israël. Le dispositif du film, fait de parole recueillies face caméra et images d’archives avec voix-off, est celui de la télévision et ne déroge pas trop aux exigences de celle-ci : efficacité, plans courts, pas trop de silences ou de vides … Mais il puise sa force de son impeccable ouvrage, et sa singularité de cette voix-off à la première personne (où la deuxième, quand elle s’adresse à lui) de la réalisatrice, qui, malgré un côté « vie de saint Edmond » (il a certes eu droit à un mausolée au Maroc mais bon), donne au film sa profondeur émotionnelle et politique. Film dont l’intention esthétique est moins nette, « Monikondee » de Lonnie Van Brummelen, Siebren De Haan et Tolin Erwin Alexander ne parvient pas à être plus qu’instructif. Il suit un homme qui circule en barque pour livrer des marchandises dans une rivière entre le Suriname et la Guyane française. C’est l’occasion pour le spectateur profane d’apprendre sur le mode de vie de cette population afrodescendante des Fiiman qui, émancipée très tôt de l’esclavage, subsiste en compagnie des populations indigènes en marge des villes. C’est aussi l’occasion de voir un énième aspect des méfaits de la civilisation capitaliste apportée par les européens, qui ne laisse rien d’autre exister sur son passage, ainsi que l’explique le personnage principal dans une remarquable tirade sur le fonctionnement de ce qu’il appelle le « pays de l’argent » (signification du titre du film). En voulant rester dans une forme « reportage » moulée dans les standards de la télé, avec découpage systématique des séquences et multiplication des angles de vue, le film n’arrive pas à faire de ses nombreuses séquences muettes des moments contemplatifs, et donne souvent l’impression dans ces moments-là de ne rien faire d’autre à part meubler. Nouvelle hypothèse : ce pan du cinéma documentaire n’est pas assez précaire pour n’avoir rien à perdre et donc faire formellement ce qu’il veut, et trop précaire pour ne pas dépendre de possibles préachats par la télé ou les plateformes et donc faire formellement ce qu’il veut.
Mais à quoi pourrait bien ressembler, pour peu qu’il existe, un cinéma du réel brut, qui ne serait pas requis par toutes ces considérations extra-esthétiques ? Radu Jude nous en donne un aperçu radical avec Sleep 2, qui est un montage d’une heure à partir d’une caméra qui filme en continu la tombe d’Andy Warhol (voir critique). Il y explore le réel, s’en amuse mais révèle son inutilité à témoigner de quoi que ce soit à part à coup sûr, du temps qui passe. Dernière hypothèse c’est promis : le réel permet l’art mais l’art ne permet rien. On ferait du surplace en courant derrière sa représentation la plus pure. Dans son impitoyable marche, la société n’a besoin que de ses manifestations inéquivoques et mobilisatrices. On est priés d’en faire de même.