Il y aurait sans doute de nombreuses manières de présenter Bi Gan à un profane. Aucune d’entre elles ne pourrait faire l’économie des mots « plan-séquence » et « 45 minutes ». C’est devenu, plus qu’une (longue) signature d’auteur, le véritable clou du spectacle. L’équivalent du triple saut périlleux pour un trapéziste. C’est d’autant plus évident dans Résurrection, où il finit par arriver dans le quatrième segment sans qu’on comprenne ce qui le justifie sinon la logique du « Mesdames Messieurs, le moment fort de votre soirée ». Car il est impossible à ce niveau de prouesse technique que le plan-séquence conserve son intérêt premier, le réalisme, dans le sens où il permet la continuité matérielle d’une scène quand le montage introduit, lui, de la cérébralité. Le niveau de précision chorégraphique que ce plan-séquence exige, implique de neutraliser complètement ce réel, cette ville, ces rues, ces passants. D’où son côté fatigué et désinvesti, qui est moins à mettre sur le compte de l’ambiance décadente « fin de siècle » de ce segment. Le doute optimiste que je pouvais avoir sur ses précédents films est dissipé : leur manque de lisibilité était vraisemblablement un manque de moyens. Disposant d’une technique optimale, ses plans-séquence apparaissent comme la démonstration qu’ils sont où tout surgissement fortuit est un obstacle ; alors que dans Kaili Blues, à une époque où le cinéaste n’avait pas complètement décollé, il était bien obligé de se coltiner une vraie ville, sa ville natale.
Mais il est vrai que nous ne sommes plus dans le monde réel, on est dans le « songe du cinéma ». Le « cinématographe » est l’outil exclusif du rêve, dans un monde futuriste où cette capacité est perdue, voilà le point de départ qui préside à ce voyage dans le temps où on traverse le 20ème siècle. Plutôt que les deux trois trucs pas inintéressants qui se sont déroulés en Chine durant cette centaine d’années, on traversera avant tout un rêve de cinéma, composé de segments renvoyant à autant de genres cinématographiques. C’est, à sa décharge, son ambition affichée : faire un film sur le cinéma, où une certaine perfection technique permettrait de voir l’étendue de la puissance de ses artifices. On a en effet tout loisir d’admirer la virtuosité du découpage, des mouvements de caméra et de la composition des images.
Cette foi candide en l’artifice comme fin en soi postule que ce dernier, de lui-même, ou légèrement modulé par rapport à un standard, produira un effet de cinéma indépendamment du contenu de la scène. Or des plans décadrées ou désaxées ne rachètent pas le routinier des motifs narratifs dont est truffé le film, même habillés d’une opacité savamment fabriquée. Le film enchaine ainsi une suite de vignettes de facture assez bancale, où les acteurs sont la plupart du temps inexistants, l’univers stéréotypé du film les contraint à s’en tenir à un jeu à la fois standard et empesé.
Délesté du moindre souci de référer à un dehors, à un monde extérieur, le film exclut d’emblée la question de la forme. Ne lui reste alors comme option qu’une boursouflure stylistique produisant au mieux une beauté plastique qui sent le renfermé, ou bien, un recyclage plus ou moins inspiré de références (« citations » de Welles, Leone, Hou Hsiao-hsien …). « Résurrection » réussit de ce point de vue à être le manifeste qu’il visait, mais celui d’une cinéphilie béate, enlisée dans la rêverie et la féérie, ressassant l’inévitable ritournelle crépusculaire ; bien parti pour être le manifeste repoussoir de ceux pour qui le cinéma commence une fois les yeux bien ouverts devant le monde.
