Passé le premier plan qui augurait une possible singularité, je me suis demandé s’il y avait là une ambition formelle autre qu’un « film de groupe » (A Talking Heads Film, dit le générique d’ouverture) correctement exécuté par Jonathan Demme et destiné aux inconditionnels de Byrne et sa bande. La mise en scène semble s’aligner sur la scénographie du concert, qui suggère, à travers l’installation progressive des instruments et des artistes, une sorte d’évolution musicale du groupe, du post-punk déluré de leur premier tube (Psycho Killer) à sa fusion achevée avec le funk et l’afrobeat dans la version live démente de Burning Down the House, leur tube au moment du film.
Dans cette optique, le film ne peut que mettre David Byrne au centre des plans et donc de l’attention. Dès son entrée sur scène on soupçonne son excès d’apprêt d’être parodique : sa chemise intégralement boutonnée indique une possible ironie, différenciant ce costard-ci du costard sérieux d’un Sinatra par exemple. Plus tard, il apparaîtra en costume beaucoup trop large, dissipant tout doute sur la dimension dérisoire de son vêtement. Cette ironie distinctive, typique d’un certain rock de cette période, rompt avec le principe roturier du look comme simple indice sur les sonorités d’un artiste ou son positionnement : cheveux longs et chemise ouverte pour demi-dieux à la Robert Plant ou Jim Morrison, cuir et vêtements noirs pour le hard rock et le métal, même les punks en restaient à un premier degré du signe avec leurs crêtes et t-shirts en sale état. Mais cette parodie du signe n’en reste pas moins un signe, qu’on finit par associer au rock narquois ou loufoque des Talking Heads ou de Devo. Au fur et à mesure du premier concert, on voit comment un premier degré de la musique et de la performance scénique reprend le dessus. Byrne, totalement décoiffé, enlève sa veste et déboutonne sa chemise couverte de sueur. On voit moins l’excentricité affichée (et réelle) que le performeur hors-norme qu’il fut, on voit ce que la musique fait réellement à son corps.
D’un morceau à l’autre – dont il faut souligner au passage la qualité exceptionnelle tout le long du film – le montage donne l’impression de s’ordonner à la structure de chaque chanson. Il semble rendre parfaitement justice aux chorégraphies rigoureuses et déjantés de Byrne. Mais l’art de Jonathan Demme dans ce film est de dérober à ce gigantesque et brillant numéro, par petites touches documentaires, un portrait de groupe dont les corps et les visages sont au sommet de leur joie : un gros plan sur un musicien intensément penché sur son instrument, un moment de pure harmonie le temps d’un zoom arrière pendant le climax de Take me to the river (de mémoire) ou les grands signes envoyés à tout le monde par le percussionniste, débordé par l’euphorie … L’humble et considérable ambition formelle de Demme est là : restituer une joie qui achève de nous convaincre, le temps du film, qu’il ne peut y avoir plus belle musique au monde que celle-là.