Le procédé est connu : un personnage relais du réalisateur est là pour tirer des personnages ce que le réalisateur veut bien qu’ils nous disent. Si l’on croit donc ce que nous dit – au micro du personnage-relais – la narratrice et épouse du personnage principal, le réalisateur nous invite à admirer avec une mélancolique indulgence cette bande de motards cool et badass, de braves gars au fond mais un peu turbulents, surtout Benny qui l’aura bien mise dans tous ses états, mais que voulez-vous, il aime juste trop la liberté ce petit. D’ailleurs, cette Kathy n’est pas un personnage à proprement parler, au sens humain du terme, mais une sorte de créature scénaristique de type femelle, dont l’existence est exclusivement limitée au barbotage dans l’aura magnétique de son mari, qu’elle s’échine à lustrer avec en tout et pour tout deux types de répliques abominablement récitées : a) il est beau, mystérieux et incontrôlable b) qu’est-ce qu’il m’aura causé comme tracas (parce qu’il est beau, mystérieux et incontrôlable). Ce personnage ne fait tellement rien d’autre que même la montrer en train de cuisiner ou de faire le ménage aurait été presque féministe dans le contexte du film, dont la connerie réhabiliterait presque le test de Bechdel.
Le pire, c’est que le film lui fait faire quelque chose de parfaitement redondant (donc inutile) avec ce que fait la mise en scène : surligner la coolitude, le charme ou la badasserie de ses protagonistes, pour le spectateur mal-comprenant que Jeff Nicols cherche à faire émerger. C’est là aussi où on reconnait un faiseur, qui reprend une forme sans en saisir l’esprit ou l’intérêt. En effet, chez Scorsese, l’exploration d’un milieu ou d’une contre-société permet aux spectateurs extérieurs que nous sommes d’en voir immédiatement la comédie, la fausseté, la rigidité des comportements, d’où l’humour qu’il en résulte. Ce dont est totalement dépourvu The Bikeriders, dont la gravité pénible ne ménage aucun espace possible dans le plan pour ne serait-ce qu’une légère distance ironique. En témoigne cette manière de couper une scène sur chaque réplique définitive et compassée de Tom Hardy (la scène de l’incendie du bar, ridicule), au lieu de créer une minuscule distance qui nous ferait voir que ces gens jouent une comédie (comme dans tout milieu social) ; et dont témoigne aussi la manière publicitaire de filmer une bagarre qui ne fait que valoriser la superbe inaltérable de ses protagonistes, très loin donc de la bagarre génialement burlesque de Mean Streets.
Une scène cependant pourrait faire figure de contre-exemple : celle, où Tom Hardy, après avoir battu à la bagarre un de ses potes, accepte finalement sa requête initiale. Comportement absurdement mécanique, humour typiquement scorsesien. Mais c’est aussitôt gâché par un autre aspect du film, celui du flic Jeff Nicols qui veille sur tout ça et fait immédiatement expliquer par son personnage le pourquoi de ce comportement. Ça pourrait paraître anodin mais c’est typique de ce que fait le film tout au long, et de manière explicite dans sa dernière partie. En effet, fébrile à l’idée de faire un film en pamoison devant des gens soupçonnables de marginalité immorale, Jeff Nicols saisit sa matraque de bien-pensant et, tel Moise devant la mer, coupe les motards en bons et mauvais, dans une typologie dont les critères peuvent se deviner :
Mauvais motards | Bons motards |
Fument des joints (hippies) et prennent de l’héro (toxicos) | Fument des cigarettes, boivent du whisky et de la bière (tout est légal !) |
Les jeunes qui abandonnent leurs amis à la première occasion (tout se perd …) | L’amitié à l’ancienne avant tout, dans une hétérosexualité bien comprise |
Flinguent lâchement comme des putes | Bagarre à la loyale (comme des hommes !) |
Font des viols collectifs (pas bien ça) | Mettent juste quelques mains au cul des femmes (ça va quoi) |
Jeunes sans pères | Sens de la famille |
Et ainsi de suite … ce qui veut dire qu’alors qu’on croyait avoir à faire à des déglingos incontrôlables (et beaux), Jeff Nichols introduit, pour les racheter, les jeunes et les nouveaux (moches pour la plupart), pour bien nous rappeler, en bon curé, que les rebelles que nous étions conviés à admirer restaient quand même dans le respect des bonnes valeurs qu’on aime tous. D’ailleurs, il fait définitivement rentrer Benny dans le rang à la fin, croyant sans doute filmer un empêchement mélancolique, alors qu’il ne fait qu’accomplir à son insu le programme conservateur pourtant flagrant de son film.
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